Ciné Télé Obs – 06/12 avril 2013
Radio Days
Propos recueillis par Sophie Grassin
Qu’est-ce que la radio ? Sa grammaire ? Son langage ? Pendant six mois, Nicolas Philibert a posé sa caméra à Radio France. Il en a tiré La Maison de la radio, un documentaire conçu comme une gigantesque bande-son.
Le romancier Jean-Bernard Pouy célèbre les mérites de la patate. Jean-Claude Carrière téléporte l’auditeur au XVIIIe siècle, la nuit. Des millions de sardines crèvent dans un port de Californie. Des perceuses suspendent les enregistrements. Laetitia Bernard, journaliste et aveugle, prépare son flash en braille… Nicolas Philibert (“La Ville Louvre”, “Etre et avoir”, “Le Pays des sourds”, “Nénette”) filme, sans commentaire, une journée virtuelle à Radio France. Et, comme toujours, programme le hasard, fait confiance à la participation des autres (animateurs, standardistes, invités), vante les vertus du collectif.
“La Maison de la radio” est un film qui s’écoute autant qu’il se regarde. Un émouvant, chaleureux et très burlesque ovni. Une oeuvre de poète revu par un DJ.
TéléObs. – On ne vous savait pas amateur de radio…
Nicolas Philibert. – Mes parents, qui n’avaient pas la télé, “prenaient” les journaux, les jeux, les feuilletons. Depuis, j’écoute la radio tous les jours et, la nuit, je tourne souvent le bouton au hasard pour tomber sur telle ou telle station dont j’ignore le nom. On voyage. On entend des langues étrangères. On essaie de deviner de quoi il s’agit : coréen, finlandais ? L’idée de m’immerger à Radio France a mûri. J’ai rencontré David Kessler (l’ancien directeur général délégué), puis Jean-Luc Hees, l’actuel président. Il connaissait mon travail. J’ai commencé à bafouiller mais deux minutes plus tard, il me donnait l’autorisation en m’intimant : “Allez, au boulot.”
Vous évoquez votre amour des langues étrangères, or elles sont très présentes dans le film…
Chanteur galicien, comédien flamand, chef de choeur allemand… J’avais envie d’une effervescence, d’une mosaïque d’accents, d’une multitude de rapports aux sons – slam, rap, récitations – et aux langues. Les antennes de Radio France m’offraient cette amplitude. À force, de bout à bout, j’ai élaboré une sorte de grande et unique phrase musicale. Un danger me guettait : me perdre dans cette fourmilière. Il y a 60 studios ouverts. Entre 130 et 150 invités quotidiens viennent s’y exprimer. D’où la nécessité de se freiner.
Justement, comment se résigne-t-on à… ne pas tourner ?
On se répète en permanence : “Ce type est formidable ? N’y va surtout pas, tu vas encore faire des malheureux”. Certaines personnes sont, semble-t-il, un peu froissées de ne pas se retrouver dans le montage définitif. Elles ne présentent pas moins d’intérêt que les autres. Le film, qui fabrique ses anticorps, les a juste rejetées. Idem pour les contenus trop forts ou trop datés.
Toute votre oeuvre ne traite-t-elle pas, au fond, d’une problématique identique : comment créer du “collectif” ?
Ou de la communauté. Comme à la clinique psychiatrique de La Borde où, dans “La Moindre des choses” (1997), patients et soignants montaient une pièce de théâtre. Ce concept de communauté existe aussi à la Maison de la radio même si beaucoup se jalousent, se disputent les intervenants et se tirent dans les pattes.
Poètes, artisans, Géo Trouvetout… Il y a de tout…
On n’entend plus ces empêcheurs de tourner en rond que sur Radio France, ou sur France 2 chez Philippe Lefait (“Les Mots de minuit”). Mais on pressent tout de même que le formatage progresse. Et que la création radiophonique se raréfie.
Le film dit, malgré tout, le goût du travail bien fait…
Certains enregistrent dans l’urgence, d’autres, à l’image de Marguerite Gâteau qui fait répéter Eric Caravaca pour une fiction, prennent le temps. Comme au cinéma, Marguerite Gâteau demande une deuxième prise, une troisième, etc… Puis, comme sur une table de montage, elle reconstituera la phrase en choisissant un mot dans la troisième prise, un autre dans la cinquième. Le film témoigne d’une foultitude de pratiques secrètement reliées par une exigence, une certaine idée du service public.
Beaucoup de choses se jouent sur le langage corporel (gestuelle, mimiques), à l’exemple de la scène entre la romancière Bénédicte Heim et Alain Veinstein, ou celle d’Alain Bédouet…
J’ai construit la séquence Alain Veinstein / Bénédicte Heim sur le rien. Des regards. Point. La Maison de la radio est un film sur l’échange et j’ai le sentiment que cette saynète l’incarne. Veinstein, vieux routier à la Keith Richards, effarouche Bénédicte Heim, frêle jeune fille tombée du nid, d’autant qu’il semble ne jamais se résoudre à lui donner la parole. Pourtant, ils trouvent une complicité que révèle le montage en champ contre-champ. La scène avec Alain Bédouet flirte avec le surréalisme. Bédouet, bouffeur de micro, s’agite, fait des moulinets avec les bras, pose une question. Dans sa question se cache une digression, dans sa digression autre autre digression, et ainsi de suite.
Avez-vous sciemment privilégié le burlesque ?
Non, mais j’ai volontairement poussé au montage certaines situations. Les personnages que je filme sont, eux-mêmes, burlesques. À l’image de Marguerite Gâteau qui vit les difficultés des acteurs dans le studio en roulant les yeux. Ou de Marie-Claude Rabot-Pinçon, tour de contrôle des infos, qui, telle une monteuse, répartit les tâches et les reportages dans les journaux. Elle a parfois un rire défensif en apprenant de mauvaises nouvelles – “On a trouvé un cinquième cadavre dans la Deûle.” Jouent-elles ? Je ne demande jamais aux gens de se comporter comme des acteurs. Maintenant, ils se savent filmés. Je ne veux surtout pas qu’on oublie ma présence. Je préfère qu’on l’accepte. Je ne prononce jamais la phrase : “Faites comme si je n’étais pas là.” J’aurais plutôt tendance à dire : “Faites comme si j’étais là.”
Pour “La Ville Louvre” (1990) vous n’aviez qu’une journée de tournage, vous êtes pourtant revenu trois semaines de rang…
Sans autorisation, alors que tout le monde croyait que je les avais. Ce geste a décidé de tout mon travail. Entretemps, j’avais découvert la gueule et les entrailles du Louvre, repéré la petite porte par laquelle passaient les ouvriers des différents corps de métier. Seul Dominique Païni, Monsieur Audiovisuel du Louvre de l’époque et mon ange gardien, était dans la confidence. Je lui glissais : “Une dame de l’administration nous a repérés.” Il rétorquait : “Planquez-vous.”
Il y a sans doute 100 000 pistes envisageables au montage ?
Mais il n’y a qu’un film, celui que j’élabore dans un face à face avec moi-même et avec les images. J’ai échafaudé mes six derniers montages sans monteur. J’ai besoin de cette traversée solitaire.
Ici, les sons guident le passage d’une séquence à l’autre…
Eux seuls, et non les thèmes. En 1978, dans “La Voix de son maître”, j’ai filmé 12 grands patrons : quarante heures de rushes. J’ai retranscrit leurs interviews et bâti une sorte de continuité logique. Sauf que la parole ne se borne pas au sens des mots, elle s’affirme aussi dans le timbre, les lapsus, que sais-je ? Je n’ai pas oublié la leçon.
Vous, qui réfutez le terme de documentariste, faites-vous de la fiction ?
Dand “L’Espèce fabulatrice”, très joli petit livre, Nancy Huston explique qu’un récit, quel qu’il soit, se situe toujours du côté de la fiction. Alors oui, à ma façon.