Télérama n° 2346 - 28 décembre 1994
En repeignant la girafe
par Marie Laure Le Foulon
Le montage du documentaire touchait à sa fin et le titre manquait cruellement. Nicolas Philibert contemplait, perplexe, ses images. Soudain, une règle grammaticale de base lui revint en mémoire : Un animal, des animaux. Singulier pour un pluriel ! Son film s'appellera ainsi.
En 1991, le cinéaste René Allio, dont Nicolas Philibert fut l'assistant, l'invite à visiter la galerie de zoologie du Muséum d'histoire naturelle de Paris. Le lieu est assoupi dans un vague abandon, depuis sa fermeture, en 1965. Sa rénovation doit commencer avec, dans le rôle du scénographe, René Allio, justement.
Après son superbe documentaire La Ville Louvre, Nicolas Philibert s'est juré de ne plus filmer un musée, il a le sentiment d'avoir usé et assouvi sa curiosité pour cet univers. Mais là, il est remué devant ces cortèges d'animaux ravinés, aux pelures usées, trouées, aux poils rares, aux plumes en berne et ternes, aux yeux vitreux, aux phalanges poussiéreuses... Devant ces collections extravagantes de papillons, d'insectes, de reptiles, de poissons, de crustacés, ces kilomètres de réserves, comme autant de galeries souterraines, où est classé, répertorié, étiqueté du vivant empaillé... Devant ces bocaux où flottent d'étranges mollusques en odeur de formol. Entre malaise - « Je n 'ai aucune attirance morbide pour la taxidermie », et fascination –
« Ces collections renvoient l'évolution des espèces » , Nicolas Philibert devient parjure.
Avec ce goût enfantin de soulever les tapis pour regarder ce qui se cache dessous, il veut aller voir au delà des vitrines, être présent quand les gravats racleront les planchers, quand tout le chantier sentira le fauve, entre transpiration et rénovation, quand on dépècera les bêtes pour les rhabiller, les remaquiller, quand on les mettra en place pour un hypothétique tour de piste. En un mot, il veut filmer les travaux, ce moment de passage, cette mue. « On croit toujours que les coulisses m'intéressent. Peut être... mais je suis surtout passionné pas les gens au travail, par les gestes, ces activités qui occupent les humains des heures et des heures durant. »
Nicolas Philibert a toujours choisi de donner au spectateur son regard vierge et son émerveillement, alors il se plonge dans les réserves et les labos, se mêle à une multitude de corps de métier, trois années de suite. Sa principale difficulté est de rester aux aguets, d'autant qu'il ne peut se rendre chaque jour au Muséum. Qui plus est, le tournage du Pays des sourds l'occupe beaucoup.
On ne le prévient pas toujours et il rate des « événements », la naturalisation d'un tigre, par exemple pour saisir le mouvement authentique, le taxidermiste s'est rendu au zoo de Vincennes, sa motte de terre sous le bras, afin de sculpter l'animal en miniature.
La tête pleine de spécimens humains hauts en couleur qui envoient des mouches à l'autre bout du monde par Chronopost ou passent les frontières avec des souris plein les poches, la pellicule débordant de bêtes de tous poils, Nicolas Philibert se retrouve embarrassé de quarante heures d'images difficiles à monter. « C'était un défi de construire un film avec des personnages naturalisés, donc muets et immobiles, et de leur donner un simulacre de vie. »
Ses films ressemblent à Nicolas Philibert. Ils sont silencieux avec des regards qui racontent, « parce que je ne cherche pas à faire de la pédagogie, mais j'essaie de mettre le spectateur en situation de comprendre par lui même ». Ils ont une patine philosophique, trace de ses études : La Ville Louvre était un film sur l'espace, on faisait des kilomètres dans les couloirs et les réserves du musée. Un animal, des animaux est un film sur le temps, on remonte dans toute cette entreprise de classification commencée au XVIIIe siècle. » Des films libres et difficiles à étiqueter, à la différence des espèces du Muséum. « Je n'ai jamais tourné un documentaire pour des raisons alimentaires. Le portrait de Ken Loach que je prépare pour la série Cinéma de notre temps sera en fait ma première commande » *.
Comme de bien entendu, il a choisi de filmer le cinéaste britannique dans son travail de coulisses : le casting !
* Allusion à un projet que j’abandonnerai en route, et qui sera finalement confié à Karim Dridi. (NPh)
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