Entretien avec N. Philibert
* réalisé par Luciano Barisone, Carlo Chatrian et Noella Castaman en juillet 2002, paru simultanément dans la revue Images documentaires n°45/46 (4èmtri 2002) et dans Nicolas Philibert, les films, le cinéma, ouvrage publié à l’occasion d’une rétrospective N. Philibert à Alba, Infinity Festival (Italie) – mars/avril 2003.
NP : Il faut que je vous explique l'origine assez particulière de ce film... Au moment où j'ai commencé à tourner, fin 88, le Louvre était en pleine ébullition. On construisait la fameuse pyramide, on fouillait les sols pour dégager les remparts du château de Philippe Auguste, on créait de nouveaux espaces d'accueil, on réaménageait des salles. C'était le début des travaux du futur Grand Louvre, que Mitterrand avait initié au lendemain de son élection, en 81. Dans ce contexte, les conservateurs du Département des Peintures commençaient à redéployer la peinture française, pour lui donner plus d'espace et la présenter de façon plus aérée. Ils avaient notamment décidé d'exposer d'immenses toiles de Charles Le Brun qui dormaient dans les réserves depuis la Deuxième Guerre mondiale, enroulées autour de longs cylindres en bois. Seulement voilà : ces cylindres étaient si longs, si lourds aussi, que leur simple trajet depuis les réserves jusqu’aux salles d'exposition promettait d'être spectaculaire. L'opération méritait d'être filmée, pour en garder une trace... Ils ont donc pris contact avec Dominique Païni, responsable des productions audiovisuelles du musée, qui à son tour a contacté Serge Lalou, et c'est comme ça qu'on m'a proposé de venir faire une journée de tournage. Jusque là, il n'était donc absolument pas question de faire un film.
N'ayant aucune expérience de la vidéo, j'y suis allé avec une caméra super 16 et une petite équipe. Richard Copans faisait l'image. Nous avons filmé ce qui était prévu, et en principe nous n'aurions jamais dû y remettre les pieds. Mais on voulait connaître la suite ! Ces toiles étaient manifestement un peu endommagées. On allait donc les restaurer, puis on allait les tendre sur d'immenses châssis, les encadrer, et vues leurs dimensions - 70 mètres carré chacune -, il fallait au minimum 15 personnes pour les manipuler... Bref, en est revenu le lendemain, puis le surlendemain, et ainsi de suite pendant près de trois semaines, aussi discrètement que possible, en nous hasardant petit à petit dans d'autres salles, d'autres espaces du musée. Nous n'avions pas la moindre autorisation, il fallait jouer à cache-cache avec l'administration, mais heureusement, les conservateurs étaient tellement pris par ce qu'il faisaient que personne ne nous questionnait. Chacun devait penser que nous étions mandatés pour être là. Et puis nous avions deux complices, Serge (Lalou) et Dominique (Païni), qui nous poussaient à continuer...
À quel moment as-tu senti que tu étais en train de faire un film ?
Presque tout de suite ! Dès le premier jour, en découvrant ce côté coulisses, on a eu le sentiment d'être des témoins privilégiés, et on s'est dit qu'il fallait sauter sur l'occasion... Les jours suivants ont renforcé ce sentiment, parce qu'on a commencé à découvrir des personnages, à explorer les entrailles du musée... Mais nous étions en situation irrégulière, et on n'avait pas encore le moindre financement. Il a donc fallu officialiser les choses. J'ai rédigé une note d'intention, Serge est allé à la recherche de coproducteurs du côté des chaînes - la Sept, Antenne 2 -, on leur a montré une sélection de rushes et ils se sont engagés. De son côté, Dominique a pris rendez-vous avec Michel Laclotte, le Directeur du musée, et il s'est montré tellement persuasif qu’on a obtenu l'autorisation de continuer... Rétrospectivement, j'ai toujours pensé que ce film n'aurait jamais pu se faire autrement : si j'étais allé voir le directeur du Louvre, de but en blanc, en disant « Cher Monsieur, je voudrais filmer les secrets du Louvre », il m'aurait certainement envoyer balader. Jusqu'ici, jamais aucun musée n'avait accordé le droit de filmer ses « dessous ».
À partir du moment où le film s'est officialisé, est-ce que tu as eu des pressions, des directives pour continuer dans tel ou tel sens ?
Non, jusqu'au bout j'ai eu la chance de tourner en toute liberté. Les représentants des chaînes nous ont fichu une paix royale, je ne les ai revus qu'au montage. Côté musée, c'était pareil, on nous faisait confiance, personne ne nous demandait rien, et nous ne n'étions pas accompagnés. Au Louvre comme dans les grands musées il y a souvent des tournages, liés à telle expo temporaire ou à tel film sur l'art. Les cinéastes qui viennent filmer des oeuvres sont systématiquement encadrés par des conservateurs, des gardiens. La hantise, c'est qu'un projecteur tombe sur un tableau, ou qu'il le fasse brûler. Mais nous n'avions pas d'éclairage, à aucun moment, même la nuit. Quand j'ai filmé une ronde de nuit, le musée était plongé dans l'obscurité et j'ai utilisé le faisceau des torches des gardiens, que j'ai promené sur quelques oeuvres. Les seuls lieux où nous n'avons pas pu aller seuls, c'est les réserves. Pour le reste, les couloirs, les salles, les ateliers, les bureaux, les sous-sols, on était libres de nos mouvements. On entrouvrait une porte, et si les gens étaient d'accord, on se glissait à l'intérieur.
Il y a cette notion de jeu dans ton cinéma, il n’y a rien de cérébral. Tu dois t’amuser quand tu filmes…
J’ai toujours eu du plaisir à tourner, mais plus encore depuis que je me suis mis à cadrer. C'était pendant le tournage d' Un Animal, des animaux, en 94. A mon grand regret, Frédéric Labourasse ne pouvait pas faire le film jusqu'au bout. J'ai d'abord cherché à le remplacer par l'un de ceux avec qui je me sentais le plus en confiance, Richard Copans, Eric Pittard, Laurent Chevallier, mais ils étaient tous en vadrouille. J'ai dû prendre quelqu'un que je ne connaissais pas, mais ça ne fonctionnait qu'à moitié. Alors un jour, j'ai décidé de me lancer... pour voir, et je me suis aperçu qu'à condition d'être bien entouré, et de faire des choses simples, je pouvais me débrouiller. C'est à partir de là que j'ai commencé à faire équipe avec Katell (Djian). C'est avec elle que j'ai fait ensuite La Moindre des choses, Qui sait ? et une bonne partie d' Être et avoir. Je cadre, mais Katell prend en charge la lumière et le point. Le fait de cadrer moi-même me permet de gagner du temps et d'être plus précis. Il n'y a pas de déperdition, je n'ai pas besoin de m'expliquer. Dans certains cas, j'ai remarqué que le fait de cadrer donnait une forme d'audace qu'on n'aurait pas autrement. Avec la caméra, on peut s'approcher davantage, elle vous protège. Pour La Moindre des Choses, c'était flagrant. Le contact avec la folie fragilise, et la caméra me permettait d’estomper un peu mon appréhension, je m'abritais derrière elle.
Revenons à La Ville Louvre. Dans le film, justement, il y a cinq opérateurs différents, mais on ne le sent pas. Comment travaillais-tu avec eux ?
Ce n'est évidemment pas un choix de départ. Richard a fait les premiers jours mais malheureusement il était engagé sur autre chose... Comme le tournage s'est étalé sur 5 mois, j'ai dû prendre alternativement différents chefs-op. Les uns et les autres n'avaient pas forcément les mêmes points forts, les mêmes réflexes, les mêmes habitudes de travail, mais j'ai essayé de m'adapter - eux aussi - et de tirer le meilleur parti de chacun. Dans certaines situations on avait tout le temps de s'installer, de discuter du cadre, mais parfois - quand les déménageurs déplaçaient des grands châssis, quand les gardiens essayaient leurs nouvelles tenues - il fallait aller très vite, c'était pas le moment d'épiloguer... Alors dans ces cas-là, on se parlait avant, la veille, ou le matin en arrivant. Je donnais quelques indications, et après je les laissais libres. Il fallait que chacun puisse investir la situation avec ses propres yeux, et si j'avais été constamment sur leur dos, ça n'aurait été drôle pour personne.
La Ville Louvre est initialement destiné à la télévision. Par la suite tes films seront plutôt faits pour le cinéma. Quand tu tournes, est-ce que ça change quelque chose ? Tu fais une différence ?
Je ne me pose pas la question dans ces termes-là. Je ne crois pas qu'il faille faire des gros plans ou monter plus serré sous prétexte que le film est destiné à la télé. Si on s'engouffre dans ce genre de considérations, c'est une spirale sans fin.
Qu'est-ce qui te décide à filmer telle ou telle chose ?
Quand je commence un film, mon approche est tout sauf théorique. Cela se passe de façon très intuitive, surtout au début. Les premiers temps, je ne sais pas toujours ce que je cherche, ni mettre des mots dessus. C'est comme si je devais commencer à filmer pour comprendre ce que je veux... Mais progressivement, le film va se construire dans ma tête, j'établis des ponts, je tire des fils, certains personnages se dessinent... En même temps, jusqu'au bout, les choses restent ouvertes, je m'efforce de rester disponible et d'accueillir les événements qui peuvent se présenter. Il n'y a pas de plan de travail. Il faut construire dans l'instant, inventer à chaud. Je n'ai pas de recettes, pas de discours qu'il s'agirait d'illustrer en images. Il y a une part d’inconscient. Au Louvre, je m'étais tout de même fixé un ou deux principes, qui m'ont servi de cadre : ne pas filmer les visiteurs, pour donner au spectateur le sentiment d'être à son tour un témoin privilégié de ce qu'il verrait. Du coup, il fallait jongler en permanence avec les horaires d'ouvertures et les lieux pour éviter la foule... Et par ailleurs, ne pas filmer les oeuvres pour elles-mêmes, dans un rapport contemplatif ou savant : je ne faisais pas un film « sur » l'art, et j'en aurais été bien incapable ! Ce qui m'intéressait, c'était le travail, les gestes, les attitudes. Je n'ai filmé les oeuvres que dans ce rapport au travail : on les déplace, on les restaure, on les encadre, on les protège, on les accroche, on les surveille... Un musée, c'est ça : une communauté humaine qui a pour mission de montrer des oeuvres à ses contemporains, et de les conserver dans les meilleures conditions pour les générations suivantes... Ces oeuvres font partie de notre patrimoine à nous, humains. J'ai souvent ressenti, en discutant avec tel ou tel, combien les gens du Louvre étaient habités par cette idée d'une transmission.
Tu filmes beaucoup l'espace, on est souvent en plans larges.
Je me suis très vite intéressé non pas aux espaces en tant que tels, mais aux corps, aux mouvements des corps dans ces grands espaces, à la façon qu'avaient les uns et les autres de se déplacer, de marcher, de se pencher vers le détail d'une oeuvre, de soulever un tableau, de faire glisser une sculpture, un peu comme si je filmais un ballet. On peut lire toute la pyramide sociale dans les attitudes corporelles, les tenues vestimentaires, dans dont les gens bougent leur corps, et je me suis beaucoup amusé à jouer de ces contrastes. Le petit peintre retoucheur de plinthes qui traîne la savate, quand tel conservateur fait de grandes enjambées. Délicatesse verbale des uns, force musculaire des autres. Opposition entre la dimension sublime des oeuvres et le côté prosaïque de certaines répliques. Opposition - ou correspondances - entre les corps représentés et les corps réels. Entre les costumes des personnages qui figurent sur les toiles et les bleus de travail des déménageurs. Entre la nudité d'un modèle et le complet un peu serré d'un conservateur. Entre le déplacement d'une sculpture monumentale, opérée par 20 personnes, et le grattage minutieux d'un fragment de stèle, de la pointe d'un cutter, dans le silence d'un atelier.
Ces jeux sur les contrastes et les correspondances donnent au film ce ton de la comédie, mais ils existent aussi sur le plan sonore. On passe soudain d'un son puissant à une ambiance feutrée...
La nature d'un son renvoie immédiatement à l'espace, aux dimensions d'une salle, aux matériaux. Dans les galeries du Louvre il y a beaucoup de réverbération. En principe, ça donne de la bouillie, mais si on en prend son parti, ça devient intéressant. Comme j'ai souvent tourné en plans larges, il y a des répliques dont on ne distingue pas bien les mots, mais l'intonation et la gestuelle suffisent pour en donner le sens, et ça crée un effet comique. Au montage j'accorde une grande importance aux sons dès les premiers jours. Il m'arrive souvent de juxtaposer des séquences en fonction des sons. Soit en privilégiant leur contraste, soit au contraire en jouant de leurs similitudes. Il m'arrive même de monter des séquences à partir d'un son, et de me poser la question de l'image seulement après. On fait presque toujours l'inverse. C'est dommage, le cinéma est prisonnier de cette hiérarchie !
Tu montres l’intimité de ces gens dans leur travail, et peu à peu, on a l'impression de les connaître.
Je ne sais pas si c'est vrai de ce film-là, mais par contre, comme je ne filme jamais les visiteurs, les spectateurs ont le sentiment d'être un peu chez eux.
Il n'y a évidemment aucun commentaire, mais à un certain moment, le conservateur des peintures donne des explications sur son travail...
Oui, il parle de son travail à un groupe de gardiens... pardon... il faut dire « agents de surveillance ». Ce qui m'intéressait dans ce qu'il dit, c'est l'analogie - implicite - avec le cinéma. Organiser l'espace d'un musée, c'est faire des choix, accrocher certaines oeuvres, pas toutes - les réserves sont pleines - et les exposer selon un certain ordre. C'est un travail de montage, il s'agit de guider le regard des visiteurs.
Dans le film, quelle est la part de reconstitution, de mise en scène ?
Beaucoup de scènes ont été filmées sur le vif, mais il y a aussi des séquences, des actions que j'ai provoquées pour les besoins du film, comme cette scène où les pompiers viennent au secours d'un blessé, ou ce très long trajet dans les souterrains qu'effectue une archéologue jusqu'aux réserves pour apporter une minuscule céramique. Pour que la scène ait un impact humoristique, il fallait que la taille de l'objet qu'elle transporte soit inversement proportionnelle à la longueur de son parcours. Je lui ai également demandé de porter des chaussures à talons, pour que le bruit de ses pas matérialise la nature du sol des différents espaces qu'elle traverse : dalles en marbre, parquet, tapis, ciment brut et pour finir, dans les souterrains, terre battue.
Mais on peut dire qu'une séquence filmée sur le vif est déjà, en un sens, mise en scène. La caméra n'est jamais neutre. On va décider de se placer ici plutôt que là, de rester en plan fixe ou de faire des mouvements, d'utiliser tel objectif, de privilégier ce personnage plutôt que celui-là, de mettre l'accent sur tel aspect de l'événement... Filmer une situation, c'est déjà en donner une lecture. Malheureusement, beaucoup de gens s'obstinent encore à croire que le documentaire, c'est la « réalité brute », un regard objectif, quand la fiction, elle, serait une démarche artistique, subjective, et seule fondée à l'être. Sous prétexte qu'on filme des personnes et des situations « vraies », ils prennent ce qu'ils voient pour LA réalité. Mais ils oublient que tout acte de transmission est déjà un acte d'interprétation. Du coup, les documentaires souffrent considérablement de ce préjugé, qui les disqualifie en tant que films, et leur dénie implicitement toute capacité à raconter des histoires. Le mot « film » est réservé à la fiction. Au mieux, on vous dira : C'est « comme un film », et on ajoutera : « Bravo, c'est un très beau "document", un magnifique "témoignage" ! »
Pourtant, tes films sortent en salle...
C'est vrai, mais ça n'est jamais gagné d'avance. C'est une bagarre que nous menons tous, et pour chaque film il faut y mettre beaucoup d'énergie. Je ne vais pas entrer dans des subtilités juridiques, mais ça se traduit souvent par des doubles versions : une version courte pour la télé, et la version que le cinéaste a souhaitée, pour les salles. Ceci étant, si on compare notre situation à celle des pays voisins - et ne parlons pas de l'Amérique latine ou même du Québec, où la culture du documentaire a tant compté - nous ne sommes pas si mal lotis: une bonne quinzaine de documentaires sortent chaque année en France.
En dehors de son identité juridique, à partir de quel moment un documentaire, c'est du cinéma ?
C'est difficile à dire ! Certains documentaires produits pour la case « Grand Format » ( sur ARTE ) n'ont rien à envier, en termes d'écriture, d'invention formelle, à ceux qui sortent en salles... Donc laissons de côté la question de la production comme celle du support, du vecteur de diffusion... Il me semble que le problème que vous posez a quelque chose à voir avec l'idée de « sujet ». Naturellement pas au sens où il y aurait des sujets, des thèmes dignes de faire l'objet d'un film « de cinéma », quand d'autres ne le seraient pas. D'ailleurs, à mon sens, il n'y a pas de bons ou de mauvais sujets. A l'aune de quels critères va-t-on juger que tel sujet est bon ou non ? Mais disons que pour moi, un documentaire devient peut-être « du cinéma » à partir du moment, justement, où il dépasse le cadre étroit de son sujet : quelque chose en lui le transcende pour atteindre une dimension métaphorique, plus universelle. Il faut qu'on soit touché au plus profond, parce qu'au-delà du sujet, il y a une vision du monde. Or dès qu'on cherche à "traiter un sujet", c'est foutu, parce que le cinéma, c'est autre chose... Il faut peut-être qu'il y ait de la grâce. Et pour ça, il faut être disponible, entièrement. Parce que la grâce, ça ne prévient pas. La grâce, c'est autre chose que la beauté. Dès qu'on court après la beauté, la belle image... c'est foutu aussi. Comme l'a si bien écrit Marc Chevrie, un ancien des « Cahiers » (aujourd’hui cinéaste) que je cite souvent : « Au cinéma, la beauté ne se convoque pas sur rendez-vous. Lorsqu'elle se glisse dans un film, c'est presque toujours par effraction. »