Au pays des sourds par Nicolas Philibert
Revue Trafic n° 8 – Automne 1993
« Ce langage passe sans cesse de la vue normale au gros plan, puis au plan d'ensemble et de nouveau au gros plan, exactement comme un monteur de films. Non seulement la disposition des signes évoque davantage un film monté qu'une narration écrite, mais chaque «signeur» est placé comme une caméra ».
William C. Stokoe, cité par Oliver Sacks, dans Des yeux pour entendre.
Ma toute première rencontre avec le monde des sourds remonte à une dizaine d'années : autant dire que si certains films ne peuvent se faire que dans l'urgence du désir, d'autres empruntent des chemins infiniment plus longs et tortueux. Le Pays des sourds est de ceux là.
C'est en septembre 1983, sollicité par un psychanalyste pour participer à la conception d'un «outil audiovisuel» sur la langue des signes, que j'entrai pour la première fois dans l'enceinte de l'Institut national des jeunes sourds de Paris, plus connu sous le nom d'Institut Saint Jacques. Il s'agissait de réaliser une série de cassettes pédagogiques destinées aux parents d'enfants sourds, visant à leur enseigner la langue gestuelle. Pour des raisons qui m'échappent, ce projet ne vit jamais le jour, mais je commençai pourtant à fréquenter le monde des sourds et à suivre des cours de langue gestuelle. Cet enseignement, dispensé à raison de deux heures par semaine au sein de l'Académie de la langue des signes, regroupait pour l'essentiel des parents, des éducateurs, parfois des orthophonistes, plus rarement des comédiens, des danseurs, ou de simples curieux. Sauf exception, les élèves étaient tous des entendants puisque les sourds, dans leur immense majorité (du moins les sourds congénitaux), pratiquent la langue des signes depuis leur enfance.
Dès le premier jour notre professeur, un sourd profond qui ne s'exprimait lui même qu'en signes, sortit de son cartable une suite de dessins destinés à nous faire comprendre, en terme de cadrages, l'espace qui convenait à la pratique de son langage. Non seulement nos signes exigeraient la plus grande précision, mais encore faudrait il qu'ils ne soient ni trop étriqués ni trop amples, de manière à s'inscrire dans un espace qui correspond très exactement à celui que les cinéastes du monde entier désignent sous le nom de plan américain. Mais il y aurait aussi des signes qu'il faudrait exécuter en gros plan, et d'autres encore incluant même des mouvements de zoom ! Cette allusion au langage du cinéma, aussi explicite qu'inattendue, agit sur moi comme un électrochoc. Elle venait soudain me conforter dans l'idée, jusqu'ici assez vague, qu'il n'est pas de langage aussi imagé, au propre comme au figuré, que ce ballet de doigts et de mains, ce jeu de mimiques aux variations infinies grâce auxquels les sourds communiquent entre eux. De cette soudaine prise de conscience naquit mon envie de faire un film qui plongerait le spectateur dans l'univers des sourds, et dont la langue maternelle serait la langue des signes. Un film dont le sujet même serait de nature à travailler la matière du cinéma, puisque par définition les sourds ont une relation aux sons et aux images radicalement étrangère à la nôtre.
Plus tard, fréquentant semaine après semaine les cours de l'Institut Saint Jacques, apprenant à mon tour les bases de ce langage, je ne devais cesser de m'étonner de ses audaces, de ses raccourcis, de sa violence, de sa beauté surtout. J'admirais la grâce, la virtuosité, l'humour avec lesquels ce professeur racontait, du bout de ses doigts, sans jamais avoir recours au langage parlé ni à l'écrit, les innombrables mésaventures auxquelles sa vie de sourd l'avaient confronté, les péripéties de ses voyages à l'étranger, ses rencontres avec les sourds du monde entier... Le cours débutait, et nous avions soudain devant nous un grand acteur du muet, dont les récits révélaient une mémoire visuelle, un don d'observation, une acuité du regard tout à fait exceptionnels, impossibles chez un entendant.
Je commençais à comprendre que l'on pouvait considérer la communauté des sourds autrement qu'à travers le seul prisme du handicap, la surdité autrement que comme un déficit ou un manque, avec tout ce que cette terminologie véhicule de compassion. Car pour qui n'a jamais entendu, pour qui n'a aucune référence ni mémoire auditive, ce sentiment d'un manque n'est que pure abstraction. Pour avoir parfois croisé des sourds dans la rue ou le métro, j'avais jusqu'alors tenu la langue des signes pour une gesticulation approximative permettant aux sourds d'échanger les idées les plus élémentaires. Or je découvrais à présent que ce langage était capable d'exprimer toutes les nuances de la pensée, et qu'à l'égal d'une langue orale il pouvait se prêter à l'analyse philosophique, aux déclarations amoureuses, à la poésie comme aux descriptions techniques les plus détaillées. Je mesurais l'importance que prenaient pour les sourds, dans leur vie de tous les jours, les autres sens et en particulier la vue et le toucher : tandis que nous, les entendants, pouvons nous parler sans nous voir, par téléphone, d'une pièce à l'autre, ou même simplement sans nous regarder, les sourds sont quant à eux dans la nécessité permanente de se placer l'un en face de l'autre s'ils veulent communiquer. D'où l'importance de la lumière, l'obscurité ou la pénombre les privant de toute possibilité d'expression. D'où également l'extrême intensité des relations affectives qui s'établissent entre eux. Car n'ayant aucun moyen de communiquer sans se regarder, ils s'engagent physiquement dans l'échange avec l'autre.
De là à penser que les sourds étaient « ontologiquement » incapables de se mentir les uns aux autres puisque dans l'impossibilité de jouer sur les mots, et par voie de conséquence de «tricher» avec le langage, il n'y avait qu'un pas que je franchis sans doute un peu vite ; car je devais rapidement constater que le langage gestuel autorisait le baratinage, les jeux de signes, la langue de bois, les lapsus manuels ou encore le fait de «signer» pour ne rien dire. Mais aussi qu'un « signeur » pouvait à loisir signer petit (pour chuchoter), large (devant une assemblée), en coin (pour faire un aparté), bref jouer avec les dimensions du cadre selon les circonstances, les interlocuteurs ou la disposition des lieux. Qu'enfin cette langue n'était pas un corpus inerte, limité à quelques centaines ou quelques milliers de signes, mais une authentique langue vivante, hautement imaginative, capable de produire un nombre infini de propositions ; chaque signeur possédant d'ailleurs son style propre, un vocabulaire plus ou moins étendu, une façon bien à soi de signer qui le distinguait de tous les autres.
Je découvrais enfin qu'il n'y avait pas une langue des signes universelle, supranationale, fonctionnant à la manière d'un esperanto, mais bien au contraire un foisonnement de langues gestuelles dont la répartition géographique n'épousait que très partiellement les frontières d'Etat à Etat ; et qu'à l'intérieur d'une même nation, d'une ville à une autre, voire d'une cour d'école à une autre, existaient d'innombrables différences. Mais que l'on soit à Singapour, Paris ou Washington, ces différentes langues des signes n'étaient pas hermétiques les unes aux autres, car toutes obéissaient à des règles syntaxiques équivalentes.
Parmi les nombreuses croyances qui circulent chez les entendants, l'une des plus répandues est celle qui consiste à penser que les langues des signes sont calquées sur les langues parlées ou écrites des pays où elles sont implantées, qu'elles en sont l'adaptation ou la transposition dans l'espace ; qu'elles fonctionneraient, par exemple, à la manière d'une sténographie visuelle, chaque signe correspondant alors à un phonème. Bien sûr, la dactylologie (ou alphabet manuel) permet à tout signeur d'épeler un mot pour en préciser l'orthographe, s'il s'agit par exemple d'indiquer un nom propre qui n'a pas encore sa traduction en signe (1). Mais les langues des signes, elles, ne sont que signes, et n'empruntent rien aux langues
orales : leur syntaxe et leur sémantique se suffisent à elles mêmes. Comme le dit Oliver Sacks, « il n'est donc pas possible de traduire une langue orale en signes en procédant mot à mot ou phrase par phrase, car ces langues ont des structures essentiellement différentes (2)». Naturellement, l'inverse ne l'est pas davantage, sans quoi une simple proposition telle que Je me promène dans la forêt, retranscrite « signe à signe » en français, donnerait quelque chose d'aussi absurde que FORÊT / JE / MARCHER-PROMENER.
A noter que le couple MARCHER-PROMENER tel que je le retranscris désigne les deux composantes d'un même signe : tandis que les mains du signeur indiqueront l'action de MARCHER, l'idée que cette marche a l'aspect d'une PROMENADE viendra de l'expression de son visage. Le signe « je me promène » est donc obtenu par la combinaison de plusieurs paramètres simultanés.
Tout aussi tenace, mais autrement plus lourde de conséquences, est la résistance déployée par les entendants à l'idée que les signes puissent véhiculer des concepts ou des notions abstraites : si la langue des signes est une langue d'images, comment pourrait elle exprimer ce qui sort du champ de la représentation concrete ? Maintes fois au cours de ces derniers mois, lors des projections débats qui ont suivi la sortie du film, j'ai dû affronter cette question soulevée par certains avec un tel aplomb que c’était à croire qu’ils refusaient de voir qu'à mes côtés, depuis bientôt une heure, une interprète traduisait sans la moindre difficulté (à l'intention des spectateurs sourds) l'intégralité de leurs propos comme des miens. Air connu que cette forme de déni, qui renvoie à l'oppression dont les sourds ont de tout temps été l'objet (3). Mais il faudra bien un jour se défaire de l'idée selon laquelle seul le langage verbal peut véhiculer de la pensée. Les plus sourds ne sont pas toujours ceux qu'on croit.
Il est vrai que pour le néophyte les signes s'apparentent dans un premier temps à une sorte de pantomime. Le fait de pouvoir « identifier » rapidement certains d'entre eux lui donne des ailes, mais en dépit de leur apparente lisibilité, ceux ci s'avèrent bientôt extraordinairement complexes. « On ne tarde pas à découvrir que cette simplicité est illusoire, ajoute Sacks, et que ce qui paraissait si sommaire consiste en d'innombrables configurations spatiales emboîtées les unes dans les autres sur trois dimensions... Les langues de signes, à tous leurs niveaux lexical, grammatical ou syntaxique - laissent donc entrevoir une utilisation linguistique de l'espace : une utilisation étonnamment complexe, car presque tout ce qui se déroule linéairement, séquentiellement et temporellement dans le langage parlé devient, dans les signes, simultané, concurrent et multistratifié (4). »
Depuis la fin des années cinquante, sous l'impulsion du jeune linguiste américain William Stokoe, de nombreux chercheurs se sont penchés sur ce fantastique espace grammatical, découvrant notamment que chaque signe était déterminé par cinq paramètres : la configuration, l'orientation, l'emplacement, le mouvement de la main et l'expression du visage. Si je veux par exemple exprimer l'idée que je suis un entendant, je devrai tendre mon index et mon majeur, les autres doigts pliés, comme pour faire le V de la victoire (configuration), les deux doigts tendus vers le haut, la paume de la main vers moi (orientation), placer ce majeur près de l'oreille (emplacement) et, d'un rapide mouvement circulaire, effleurer par deux fois le lobe de mon oreille avec ce majeur tendu (mouvement), avec un léger soulèvement des sourcils (expression du visage). A l'inverse, si mon interlocuteur veut m'indiquer qu'il est sourd, il lui suffira de tendre son index, la main fermée, de le porter au lobe de son oreille et, d'un mouvement leste, de le faire parvenir sur ses lèvres. L'expression de son visage dépendra alors de l'intention qu'il veut donner à cette information. Car il suffit de changer l'un de ces paramètres pour que le sens d'un signe soit profondément modifié.
Dans la langue des signes française (LSF), on peut dénombrer plus de trente formes possibles de la main : main plate, en forme de griffe, de cornes, de moufle, de bec de canard, en pince, en crochet... Mais aussi un nombre important d'orientations de la main et du bras : la paume tournée vers soi, vers le bas, vers le haut, en biais, le bras le long du corps, en oblique, à l'horizontale, replié vers l'arrière, vers l'avant... L'emplacement des signes n'étant pas moins diversifié : sur la bouche, près des yeux, à hauteur de poitrine, devant le torse, sous la ceinture, à l'épaule... Quant aux expressions du visage, elles mêmes rigoureusement codifiées, on aurait tort d'y voir, comme je l'ai fait longtemps, un simple rôle d'appoint visant au mieux à amplifier ou infléchir le sens de telle ou telle proposition. Au cours du tournage, j'ai mesuré à mes dépens l'importance de leur fonction grammaticale, le jour où, obéissant à je ne sais quelle impulsion, j'ai soudain resserré le cadre sur les seules mains d'un personage : erreur grossière en tout point, car non seulement je le privais à son insu d'une partie de l'espace nécessaire à son expression, mais je me retrouvais moi même dans l'impossibilité de déchiffrer ce qu'il disait. C'est le moment de mentionner ce qu'écrit Jean Grémion dans son si beau livre La Planète des sourds (5) paru il y a quelques années: « En posant mon coude, l'avant bras à la verticale, et la paume de la main tendue, les doigts écartés, sur la paume ouverte de l'autre main, et en agitant cet avant bras comme sous le tremblement du vent, j'indique le geste de l'arbre. Or si je lève les yeux, et selon l'inclinaison de mon regard, j'indiquerai la taille de l'arbre, en précisant s'il est grand, petit, ou de taille moyenne. En baissant mon regard et en fermant presque les yeux, je peux réduire cet arbre jusqu'à la taille d'un bonsaï. Dans la langue des signes, le moindre battement de cils peut devenir un élément de syntaxe. »
On aura compris que les signes ne constituent pas une succession statique de symboles pétrifiés, mais qu'ils procèdent par la combinaison dans l'espace de mouvements simultanés, imbriqués les uns dans les autres, qui s'enchaînent eux-mêmes aux mouvements qui les précèdent selon une dynamique sans cesse rythmée par des accélérations, des ralentis ou des pauses. C'est en ce sens, plus encore que par leur dimension iconique, que les signes évoquent davantage un film monté qu'une narration écrite.
Mais qu'en est il du cinéaste qui rêve de s'aventurer dans ce pays lointain, de s'y enfoncer un peu plus chaque jour, d'en comprendre peu à peu les usages, la culture, la langue, d'y tisser des liens avec les habitants et, embarquant le spectateur au passage, de lui faire voir le monde à travers leurs yeux ? Comment accoster aux rives de cette terre sans voir que les lois de la perception y sont si étrangères aux nôtres qu'il faudra au plus vite abandonner nos moindres habitudes ? Car filmer des sourds dicte soudain d'incontournables règles auxquelles l'opérateur, bien davantage que le responsable du son, devra impérativement se soumettre. J'ai dit plus haut quel était l'espace du signeur, ce cadrage type qui va verticalement de la tête à la ceinture, et latéralement d'un coude à l'autre, bras étendus. Et l'on aura deviné que cet espace s'impose également au filmeur, qui devra se tenir à la bonne distance sans jamais céder à l'envie d'aller y voir de plus près.
Mais à cette contrainte de cadrage s'en ajoute aussitôt une seconde liée au découpage: alors qu'une langue orale autorise le champ-contre-champ (le filmeur pouvant cadrer à sa guise n'importe quel personnage d'une même scène, celui qui parle comme celui qui écoute), la langue gestuelle condamne le cinéaste à ne jamais laisser échapper le moindre signe, sous peine de perdre le sens. Contrainte que l'on retrouvera encore au montage, le recours au plan de coupe se révélant impossible dès lors que celui ci prétendrait indiquer la concomitance de deux plans ou de deux actions. Tandis que le son opère à 360 degrés, au royaume des sourds le off n'existe pas : hors de la vue, il n'est pas de communication possible ; hors champ, point de salut. On imagine combien cette primauté absolue du regard, de l'image sur le son, conditionne à chaque seconde le filmage, interdisant à l'opérateur la moindre tentative de décadrage. Situation hautement complexe, voire vouée à l'échec, dès lors qu'on voudra filmer un échange entre plusieurs signeurs, fût ce dans la situation la plus ordinaire.
J'ai gardé en mémoire cette journée d'avril 1991 où, dans la cour de Saint-Jacques, à l'heure de la récréation, nous ramions sec pour essayer de capter au vol le bavardage impromptu d'un petit groupe d'adolescentes. L'opérateur, caméra à l'épaule, s'était glissé parmi elles, cadrant tantôt l’une tantôt une autre, dans l'espoir d'arriver au bon moment sur celle qui s'exprimait. Légèrement en retrait, j'observais l'ensemble de la scène : l'ingénieur du son qui baladait sa perche, attentif aux moindres sons qu'elles laissaient échapper, l'opérateur qui s'escrimait, les filles qui blaguaient... Soudain, je compris que les vagues sons qu'elles émettaient tout en signant, ces chuintements, ces petits cris, ces claquements de doigts, ces bruissements de leurs vêtements n'étaient pas assez distincts pour que l'opérateur puisse guider ses mouvements à l'oreille, comme il l'eût fait au milieu d'un groupe d'entendants : ne pouvant ni entendre ces bavardages muets ni voir dans la caméra l'ensemble du groupe, il travaillait en aveugle, sans jamais savoir d'où allait partir la prochaine réplique. Croyant voler à son secours, je vins me placer près de lui et, le saisissant aux épaules, j'entrepris de guider ses mouvements, ayant au moins l'avantage de pouvoir regarder de tous côtés. Le résultat fut tout aussi affligeant ! En retard de quelques fractions de seconde sur nos «personnages», nous manquions systématiquement le début de chaque intervention, si ce n'était une réplique en entier. Dans ce contexte, ce ne sont pas mes (maigres) connaissances en langue des signes qui auraient pu me venir en aide, dépassé comme je l'étais par la rapidité des échanges.
Il fut alors décidé d'élargir le cadre : au moins, l'ensemble du groupe serait sous contrôle. Nous reculâmes de quelques pas... Bien que l'une d'elles fût presque dos à nous, et deux ou trois autres de profil, j'espérais pouvoir, par déduction, reconstituer ultérieurement le fil du dialogue grâce à celles des répliques qui étaient les plus lisibles. Mais je n'étais, hélas ! pas sortis de l'auberge : ce fut un fiasco absolu ! J'eus beau inviter les protagonistes à voir les images, solliciter une interprète professionnelle, faire défiler cent fois la scène sur la table de montage, trop d'éléments demeuraient indéchiffrables pour que la séquence fût sauvée.
L'univers des sourds place donc le cinéaste devant cet étrange paradoxe : il s'attendait à ce que la question du son occupe le terrain, et voilà qu'il se débattait avec les images. Pourtant, en raison même de son sujet, il me semblait qu'un tel film ne pouvait pas ignorer la question de son propre son. Avant de l'entreprendre, j'imaginais qu'il m'appartiendrait de trouver un système de représentations capable de suggérer, par un travail spécifique sur la matière sonore, le gouffre qui sépare les sourds des entendants. L'idée d'un film muet, lancée cent fois comme une boutade autour de moi, fut écartée d'emblée. La référence au cinéma des origines eût constitué une fausse piste : chacun sait que les personnages du muet, eux, ne l'étaient pas ; et que les acteurs qui les incarnaient mimaient la parole. Il fallait donc qu'un film sur des sourds fût sonore pour qu'on y entende leur mutisme ; mais qu'on y entende aussi les voix des parlants parmi lesquels ils évoluent. En outre, j'envisageais de tourner plusieurs séquences qui montreraient l'apprentissage de la parole par des enfants sourds, ce long chemin vers l'articulation qui nécessite tant de patience et d'obstination.
Mais encore faut il ajouter que l'univers perceptif des sourds, contrairement à ce que l'on croit, n'est pas de silence pur. Rumeurs lointaines, bruits diffus : même chez les sourds dits « profonds », ce n'est pas le néant. Fallait il dès lors confronter le spectateur à ce « presque rien », tenter de lui faire entendre à quoi ressemble la perception auditive d'un sourd ?
J'avoue avoir quelque temps cherché dans cette direction : ici, on estomperait la voix d'un entendant s'adressant à un sourd ; là, au contraire, on amplifierait un son, on le détacherait de l'ambiance générale, comme pour mieux marquer que tel personnage qui est là sur l'écran ne le perçoit pas... J'imaginais que cette alternance de creux et de pleins, ce jeu entre l'absent et le présent acquerrait au cours du film une véritable fonction narrative, voire dramaturgique, offrant soudain toute une gamme de quiproquos et de malentendus.
Je pressentais en même temps qu'un tel principe risquait de faire basculer l'ensemble du côté du pathos. De plus, chercher à faire éprouver de l'intérieur la perception d'un sourd n'était pas une fin en soi. Prétendre enfin la faire partager au spectateur semblait parfaitement illusoire, pour la bonne raison qu'il nous est impossible d'oublier, ne serait ce qu'un seul instant, notre condition d'entendants; car tout ce que nous aurions perçu comme étant censé reproduire l'univers sonore d'un sourd, nous ne l'aurions évidemment perçu qu'à partir de notre expérience, et non à partir de la sienne.
Au cours du montage, par curiosité, je voulus un jour creuser la question : avec le monteur et l'ingénieur du son, nous allâmes dans la cabine d'un audioprothésiste écouter des sons tels que différents sourds les reçoivent. Puis nous commençâmes à retravailler une séquence, puis deux, à partir de cette perception là... Mais, quoi qu'on fasse, nous n'obtenions qu'une suite d'effets de style qui s'affichaient comme tels avec toute l'impudeur qu'on imagine. De sorte qu'au lieu de fixer l'attention du spectateur vers les personnages, je l'en arrachais!
L'exercice fut... profitable ! Il révéla que le meilleur moyen de maintenir le spectateur dans l'univers du film consisterait plutôt à anesthésier sa perception auditive, à le rendre «sourd» à la problématique du son. Pour « entendre » ce que les sourds avaient à nous dire, nous aurions besoin de mobiliser toute notre acuité visuelle, c'est pourquoi il fallait éviter tout procédé, tout artifice sonore qui eût détourné l'attention portée aux signes, et s'en tenir au contraire à la simplicité, à la transparence des sons directs.
Au demeurant, le film serait entièrement sous titré : d'une part, il faudrait traduire les séquences en langue des signes pour les spectateurs entendants; d'autre part, sous titrer les répliques orales à l'attention des spectateurs sourds. Loin d'être un simple travail technique, les sous titres allaient devenir ici un élément constitutif du film, le point de rencontre de maints enjeux stylistiques et formels.
Curieusement, lors de cette ultime étape, la question du son allait refaire surface je m'aperçus en effet que certaines répliques orales ne pouvaient pas être retranscrites telles quelles, sous peine d'engendrer un contresens chez ceux qui n'entendent pas... A titre d'exemple, lorsque l'institutrice dit à l'un de ses jeunes élèves : « A la maison, tu parles avec Maman ! », il s'agit en réalité d'une injonction, qu'il faudrait retranscrire ainsi : « A la maison, il faut parler avec Maman ! »
Chaque fois que nécessaire, il importerait donc de modifier la transcription écrite d'une réplique de manière à écarter toute méprise. Ce principe étant posé, il s'agirait d'aller au delà, d'élaborer un système de sous titrage capable d'apporter aux spectateurs sourds un certain nombre d'éléments essentiels dont ils sont privés, en jouant sur la nature ou la taille des caractères utilisés. Ainsi, au premier rang de ces distinguos, les répliques in seraient retranscrites en caractères droits, tandis que tout ce qui est off apparaîtrait en italiques. Par suite, et selon le contexte, une réplique lancée sur un ton vertement impératif ou définitif pourrait surgir en lettres capitales, etc.
S'agissant au contraire du sous titrage des répliques exprimées en signes, c'est une tout autre question qui allait apparaître : celle du calage des sous titres par rapport aux signes, sachant que leur lecture ne pourrait être simultanée. Il faudrait donc éviter que ces deux éléments visuels «concurrents» soient rigoureusement synchrones, sans quoi, pris de vitesse, on passerait son temps à lire sans jamais regarder le signeur... Cette question a priori mineure aurait en réalité un impact décisif sur la position du spectateur. Placés légèrement en amont des signes, les sous titres permettraient d'identifier certains d'entre eux, de les «reconnaître» après coup ; placés en aval, ils susciteraient une vision plus active encore, le jeu consistant à deviner le sens des signes avant d'en avoir la traduction. Bien entendu, aucune règle ne prévalant sur l'ensemble, il faudrait traiter chaque séquence, chaque sous titre cas par cas, sachant que la marge de manoeuvre serait réduite à quelques fractions de secondes. De ce (dé)calage dépendrait la circulation du regard entre l'écrit et le signé, perpétuel va et vient entre le milieu et le bas de l'image.
Peu à peu, le spectateur s'enfoncerait au coeur d'un pays inconnu, sans pouvoir jamais détourner son regard de l'écran. Il ferait alors sienne cette formule du petit Florent (six ans) jetée à la caméra : « Pour écouter, je regarde! »
Il faudra attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle et les travaux de l'abbé de l'Epée pour que l'on commence à admettre que la pensée peut s'exercer en dehors du seul langage oral. En 1776, la publication de son Instruction des sourds et muets par la voie des signes méthodiques fait l'effet d'une bombe dans tous les milieux intellectuels d'Europe. Le Tout Paris de l'époque se rend rue des Moulins pour assister au prodige de ses conversations gestuelles avec les sourds. Le roi Louis XVI cède à l'abbé une partie du couvent des Célestins pour qu’il y installe une école. Ainsi jusqu'en 1870, puis c'est le tournant de l'histoire l'on se retournera contre ces signes précédemment adulés, défaisant en moins de vingt ans l'oeuvre de tout un siècle.
En fait, il existait depuis longtemps un courant d'opinion hostile aux signes, prônant que l'éducation des sourds devait viser avant tout à leur apprendre à parler. Les dilemmes qui se posaient étaient bien réels, et se posent encore dans les mêmes termes aujourd'hui. Etait il bon que les signes supplantent la parole ? Cette orientation ne contraignait elle pas les sourds à n'entretenir des rapports qu'avec leurs semblables ? Ne fallait il pas plutôt leur apprendre à parler et à lire sur les lèvres afin qu'ils puissent s'intégrer au corps social ? Dans la mesure où elle pouvait contrarier l'acquisition du langage oral, la communication gestuelle ne devait elle pas être interdite ?
La poussée en faveur de l'instruction publique obligatoire, qui appelle l'uniformisation des méthodes éducatives et l'étouffement des langues minoritaires, ne fera qu'accélérer cette tendance. En 1880, le congrès de Milan célèbre pour très longtemps le triomphe des oralistes. En quelques années, les entendants prennent le contrôle de l'éducation des sourds, et l'usage des signes est supprimé dans les écoles. Alors qu'elle se situe autour de 50 % en 1850, la proportion des professeurs pour sourds eux mêmes atteints de surdité passe à 25% à la fin du siècle, puis à 12% en 1960. Dès la fin du XIX siècle, un peu partout dans le monde, des entendants attachent les mains des enfants sourds pour les obliger à parler, et leur bandent les yeux pour développer leur potentiel auditif. Quant aux parents, ignorant tout du monde des sourds, ils n'auront qu'à s'en remettre à la compétence des éducateurs et des médecins. Peu à peu, les enfants eux mêmes vont intérioriser ce sentiment que les gestes ne sont que singeries.
(1) Ainsi, à supposer qu'il me faille présenter Raymond Bellour (membre du comité de rédaction de Trafic) à un cercle d'amis sourds, je déclinerais lettre à lettre ses nom et prénom; mais pour peu que des liens suivis s'établissent entre eux et lui, un « signe de baptême » lui serait bientôt attribué par l'un d'eux, lequel signe serait établi en fonction de la physionomie, d'un trait psychologique, de l'activité professionnelle ou de toute autre caractéristique propre à Raymond Bellour.
(2) Des yeux pour entendre, Le Seuil, 1990.
(3) Pendant des siècles, les sourds furent assimilés à des déficients mentaux, voire à des animaux (Aristote). Au XV siècle, dans le bouillonnement des idées de la Renaissance, on découvre pourtant que l'éducation des sourds est « possible » qu'ils peuvent apprendre un langage pour exprimer leur pensée. Des prêtres s'y essayent, parfois avec succès, mais il n'est pas question que ce langage soit autre que la langue orale des enseignants qui les éduquent : pas de parole, pas de pensée !
(4) Op. cit.
(5) Editions Presses Pocket.